Claire Jacquet

Publié dans le numéro 6 du journal de Centre National de la Photographie à l’occasion de l’exposition éponyme du 20 janvier au 15 mars 1999

Engrammes fonctionne à la manière d’une boîte de Pandore dont l’auteur, Pierre Antoine, aurait compulsivement rassemblé les archives d’une mémoire vive, subjective et matérialisée aujourd’hui sous la forme d’un CD Rom. Il y a quelque chose d’obsessionnel chez cet artiste et dans ce projet qui pourrait ressembler — dans son amplitude du moins — à celui des encyclopédistes du XVIIIe siècle. Les 500 images contenues dans ce disque, et pour la plupart réalisées par lui-même s’articulent suivant un processus
narratif qui s’étend par sutures au travers de 120 champs thématiques (photographie, temps, surface, désir, silence, économie…). Conçu comme un espace hypothétique,
Engrammes autorise de multiples connexions entre les détails de ce monde, fragments minimalistes, soustraits à l’expérience humaine par son architecte.
L’utilisateur qui s’y connecte, tâtonne, avance en aveugle suivant un parcours laissé au gré de ses manipulations. La première image s’extrait au hasard du corpus. Chacune offre plusieurs « zones sensibles » qui renvoient à un index d’images possibles (dépendant du contexte graphique et sémantique de cette zone). Nul déterminisme. La correspondance s’opère, non en fonction d’un programme préétabli, mais selon le libre arbitre propre au système.
Le chemin que l’utilisateur se fraie dans ce dédale est lent et progressif, évident ou surprenant. Les images s’indexent les unes aux autres dans un rapport qui reste à découvrir avec parfois le risque d’une rupture. Des déflagrations interviennent parfois sur l’écran — flash, superposition, animation d’éléments — enrichissant l’image d’une complexité supplémentaire. Plus que des associations, « ce sont des formes qui se créent », souligne Pierre Antoine pour mettre l’accent sur la perception des choses dans les liaisons qu’elles entretiennent entre elles. La numérisation de la représentation par les nouvelles technologies fait aujourd’hui courir le risque d’un champ unifié ; Pierre Antoine réintroduit du sens dans ces courts interstices qui régulent le flux des images, et interroge l’utilisateur dans cette pratique de courant et contre-courant : comment réconcilier les extrêmes de l’expérience, des formes qui plastiquement s’opposent ? Y a-t-il des images inconciliables ? Ce sont ces mêmes questions que se posait Johan Van der Keuken dans un entretien au journal Le Monde (daté 30 octobre 1998), avouant son attachement à cette forme d’écriture en contraste, sa « valeur », pouvant donner beaucoup d’attention aux choses qui en ont peu, à celles qui nous échappent.
Dans sa phase ultime*, Engrammes propose à l’utilisateur de relire son voyage en convoquant toutes les images sélectionnées. Ce play-back s’apparente au montage en terme cinématographique et suscite une seconde lecture plus dynamique. Les images entrent en résonance, font lien. L’histoire se lit autrement. Avant de s’évanouir et revenir sous une forme totalement inédite. « L’utilisateur modifie l’organisation potentielle du système, conclut Pierre Antoine, c’est une friche qui s’organiserait momentanément en un jardin dessiné pour redevenir une friche, et ainsi de suite ». Les possibilités sont infinies.
« Mille milliards de poèmes » disait Queneau, on y est.
Engrammes seraient ces petites particules physiques de la mémoire qui perdurent longtemps après l’effet qui les ont produites.

Claire Jacquet